L’empathie dans la vie quotidienne : Comme la mettre en pratique ?
Voici un article de Pol Verhelst (1937-2020) qui raconte son expérience au sujet de l’empathie au quotidien.
Cet article a été initialement publié dans la revue “Congruence”, nº 13 (décembre 2015), l’ancienne revue annuelle publiée par ACP-France. En cas de mention, merci d’indiquer cette référence.
L’empathie dans la vie quotidienne
De nos jours, j’ai parfois l’impression qu’on emploie le mot empathie à tort et à travers, mais ce n’est qu’en 1873 qu’un certain Robert Visscher l’a «inventé». Empathie signifiait “Einfühlung” c’est à dire “ressenti de l’intérieur”, une manière de voir une œuvre d’art. Ensuite, le mot a tracé son chemin vers le psychologique et vers la psychanalyse de Otto Rank. Ce dernier trouvait que la relation empathique avec ses clients était plus importante que l’application disciplinée de la théorie orthodoxe de Sigmund Freud. A l’exemple de Rank, Carl Rogers a découvert dans sa pratique de psychologue que son attitude empathique rendait la relation avec son client thérapeutique par ellemême ! La “relation” thérapeutique était née. Puis, en 1951, Rogers nous a fait part de ses expériences dans son livre Client Centered Therapy, livre que je considère encore toujours comme la bible du thérapeute centré sur la personne.
Pour Carl Rogers, l’empathie signifie « comprendre, sentir le monde privé du client comme s’il était le vôtre, mais sans jamais perdre de vue le « comme si » ; c’est ça l’empathie, et elle paraît essentielle pour la thérapie: comprendre l’angoisse, la peur ou la confusion comme si c’était la vôtre, mais sans que votre propre angoisse, peur ou confusion rebondisse ; c’est cela la condition que nous essayons de décrire ».
Quelques précisions:
1. L’empathie n’est pas une technique ni une méthode, mais une attitude du thérapeute par laquelle il approche son client à travers son cadre de référence en le ressentant de l’intérieur (Einfühlung).
2. Le terme “monde privé” renvoie à l’expérience personnelle des faits et des situations par le client et non pas aux faits eux-mêmes. Par exemple, le divorce est une situation bien définie sur le plan social, économique, juridique, mais l’expérience d’un divorce est un processus personnel et unique. Comprendre l’autre dans son monde privé expérientiel signifie donc d’essayer d’accueillir le senti et le vécu émotionnel de l’autre, du client, en gardant toujours la conscience du “comme si” et avec un respect absolu pour son unicité et sa subjectivité.
3. Le vécu expérientiel de l’autre appartient à son monde exclusif et le thérapeute ne le juge pas. Mais cela ne signifie pas que le thérapeute soit d’accord avec tout ce que son client dit ou fait.
4. En insistant sur le terme “comme si”, Carl Rogers nous prévient de ne pas nous laisser séduire, de désavouer ou d’apprécier le vécu de notre client ou même de coller notre propre vécu ou des concepts théoriques au dessus du vécu du client. C’est ce qui était courant dans la relation psychologique de l’époque : le thérapeute savait, le client écoutait.
Un processus d’apprentissage
Je ne me rappelle pas avoir entendu le mot “empathie” lors de mon enfance. Cependant, je savais ce que cela signifiait se mettre dans la peau de l’autre. Depuis toujours, c’était comme si je participais à la souffrance ou au malheur de mon prochain, pauvre, faible, malheureux, puni, ridiculisé, à l’école ou ailleurs. Et il y avait plein d’occasions, vu la situation de guerre. Mais même après, quand la paix fut revenue, je restais très sensible à la souffrance des autres. Je trouvais même les facéties de Charlie Chaplin ou celles de Laurel et Hardy souvent déplacées. Je trouvais pénible de les voir à chaque fois devenir la risée des gens. Tout compte fait, je ne trouvais pas que cette aptitude de compassion soit vraiment agréable. Souvent, les adultes, comme mes camarades, réagissaient à mon comportement ou à mon non-comportement par des taquineries, des moqueries ou même des reproches. Me mettre dans la peau de notre (pauvre!) chien de garde par exemple, toujours enchaîné, me rapportait même une lourde punition. Personne ne me comprenait. Une fois ado, et sous la pression sociale de mon entourage, j’arrivais à réprimer cette tendance de pitié, de compassion. Je voulais tellement faire partie de la bande et j’essayais de me comporter comme je croyais que l’on attendait de moi: cool, dur à cuire. Je m’adaptais à l’extérieur, mais en fait à l’intérieur, je restais peureux et timide, et je continuais à m’identifier avec ceux qui “souffraient.”
Beaucoup plus tard, en faisant connaissance de la Thérapie centrée sur le client et de Carl Rogers, la compassion et l’empathie ont regagné enfin le droit d’exister dans ma vie. Mais cette fois, non plus comme le sentiment non manœuvrable que j’avais connu lorsque j’étais enfant, mais comme une condition valable de la relation Client-thérapeute. Ma formation à l’Approche centrée sur la personne (ACP) et ma psychothérapie personnelle m’ont aidé à me familiariser avec la théorie de Carl Rogers et avec ce qu’était la relation psychothérapeutique ACP. J’apprenais tout sur l’écoute et la compréhension empathique et les autres conditions primaires. Hélas ! Comprendre n’était pas égal au savoir-faire. J’avais fait ma formation de psy dans la tradition freudienne pure, et maintenant au lieu d’écouter Sigmund, je devais écouter mon client et seulement mon client. Avant de pouvoir apprendre, je devais d’abord désapprendre ! Très vite, il m’est clairement apparu que l’empathie n’était pas une action de « la tête », un vouloir rationnel, une conviction intellectuelle, mais que cela venait du ventre : une conviction émotionnelle, une conception de la vie. Au lieu d’essayer de comprendre le client par l’observation, l’analyse, le contrôle ou le diagnostic, je devais m’engager dans la relation avec mon client et lui laisser l’initiative de se découvrir à lui-même et au thérapeute. Plus ce climat de confiance s’installe, plus le client se dévoile et se ressent à partit de son « intérieur » alors que le thérapeute suit son client depuis cet intérieur avec un respect de plus en plus grand pour son identité et son essence, son être.
J’ai vite appris que l’authenticité du thérapeute est essentielle dans cette approche ; non pas par les mots du thérapeute, mais à travers son attitude qui doit être perçue par son client comme vraie et fiable. Pour un client traumatisé, ce processus peut demander un long temps d’apprivoisement afin d’apaiser sa méfiance et sa résistance. Le praticien doit être convaincu que l’empathie est une attitude et non pas un instrument ni une technique à appliquer. Car l’empathie dépasse le rationnel, c’est une sensation du ventre, et c’est seulement après, que viennent les mots. L’empathie ne se joue pas ni se simule. L’empathie ne peut pas être en pilote automatique ni uniquement verbale.
L’empathie exige du thérapeute une présence authentique auprès de la personne de son client. L’authenticité de sa présence, de son attitude, est déterminante pour la qualité de la relation et donc de la thérapie. Ceci n’est pas gratuit ! Malgré ce que l’on pense parfois, l’Approche centrée sur la personne exige un effort dur et continuel de la part du thérapeute. Avant la séance, il doit essayer de se libérer de tous les éléments qui pourraient déranger sa concentration et son écoute empathique: ses propres soucis, ses stéréotypes et préjugés, clichés et associations. Son respect pour son client doit être telle qu’il résiste à jouer l’expert, à savoir mieux que son client, à sentir les émotions à sa place, à remplir lui-même le vécu de son client, ou de les interpréter selon l’une ou l’autre théorie. L’écoute empathique exige du thérapeute de l’autodiscipline et de la modestie.
Beaucoup de clients ressentent une résistance et une peur à explorer leur vécu et leurs émotions. C’est un processus lent que de l’exprimer tout en restant en contact avec soi-même. Ici, la passivité apparente du thérapeute est en réalité le signe de sa proximité et de son respect absolu pour l’identité et l’exclusivité du vécu de son client. C’est une forme de présence au-delà des mots et des faits. J’ai continué à apprendre en marchant et en trébuchant. Mon empathie me semblait présente dans chaque relation avec un client, mais en supervision je découvrais souvent que dans la réalité de la relation avec mon client, mon empathie n’était pas allée aussi loin que j’aurais voulu. J’ai appris ainsi que ma motivation et mon intention étaient importantes, mais que c’était mon engagement qui comptait. Il arrivait que le client et moi, nous « nous ressentions» assez rapidement et qu’il y avait vite une sorte d’échange et de rencontre non verbale. Alors le “goût” de notre conversation changeait et le travail commençait vraiment. Mais maintes fois, malgré tous mes efforts apparents, cette rencontre ne se faisait pas. Le chemin de “ma tête” vers “mon ventre” me paraissait parfois très long ; différent avec chaque client. Cela ne dépendait pas seulement de sa personne, de son histoire, mais aussi bien de ma paix ou de mon inquiétude intérieure. En un mot, je découvrais que cette aptitude à se mettre dans la peau de l’autre était un défi dynamique qui se répétait avec chaque client. Ma conclusion: l’empathie, est un verbe à plusieurs dimensions (1993).
L’empathie dans la vie quotidienne
En passant de la “Thérapie centrée sur le client“ à l’Approche centrée sur la personne, Rogers a quitté le domaine étroit de la psychothérapie et se concentra sur les relations de la vie quotidienne: enfants-parents, mari-femme, élève-professeur, blanc-noir, catho-protestant… Il était convaincu que si les individus s’écoutaient vraiment, leur résistance disparaîtrait et une compréhension meilleure en naîtrait. Il a vérifié et il a prouvé cette hypothèse à maintes reprises en facilitant avec succès des groupes de rencontre, entre autre avec des groupes de protestants et de catholiques en Irlande, de noirs et blancs en Afrique du sud, et entre occupants et occupés dans les pays derrière le rideau de fer. Il a prouvé que, même chez ces ennemis historiques, les préjugés et les stéréotypes avaient tendance à disparaître quand les participants apprenaient à s’écouter avec empathie. Toutes ces expériences positives lui ont permis d’écrire que: “Over the years… the research keeps pilling up, and it points strongly tot he conclusion that a high degree of empathy in a relationship is possible the most potent and certainly one of the most potent factors in bringing about change and learning”. Cette citation est devenu le slogan du “Center for building a culture of empathy and compassion”. Mais cela est-il possible ? Carl Rogers peut nous faire rêver d’un monde meilleur, mais pour que cette culture de l’empathie et de la compassion se réalise, il faut cultiver le jardin.
Depuis ma rencontre avec l’ACP, je crois que dans le jardin de ma vie quotidienne, il y eut à nouveau de la place pour l’empathie. Grâce à ma formation et ma profession, j’ai appris à « voir » et à comprendre mes clients à travers leur cadre de référence personnel, et je crois qu’implicitement, j’ai essayé de faire de même avec les personnes autour de moi. Cela fut une ambition agréable : il arrive que grâce à l’empathie réciproque, il se crée entre deux ou plusieurs personnes, un processus dynamique et délicat d’approfondissement et de rencontre intime. Ce processus n’est pas prévisible et ne peut pas être contrôlé, mais quand il se produit, c’est une surprise merveilleuse qui nourrit les âmes. Je me sens heureux que cela me soit arrivé quelques fois en thérapie, mais aussi avec quelques personnes dans la vie quotidienne.
Au fond, l’empathie est égal à l’amour ; mais un amour agape, un amour gratuit, sans intérêt personnel: on aime parce que l’autre existe et non pas parce qu’on a besoin de lui. Il y a un exemple merveilleux de cet amour empathique écrit de la main de Martin Buber: enfant, il résidait souvent chez ses grand parents à la ferme. Une fois, il s’est lié d’amitié avec un cheval. Il allait lui rendre visite tous les jours, lui parlait et le soignait. Le cheval le reconnaissait et lui répondait. Comme il le décrit, c’était une relation profonde et tendre d’amitié avec l’autre ; une relation au-delà du rationnel, à un niveau spirituel, existentiel… une rencontre avec l’Autre. Cette relation se terminait brusquement chaque fois que Buber « montait » dans sa tête, réalisait son plaisir de sa main qui caressait le cheval. Alors le lien se cassait. C’est une belle histoire, et peut-être sans le vouloir, Buber touche ici à la vulnérabilité et la fragilité de la relation empathique: au moment où l’on ne “voit” plus l’autre, mais qu’on le « regarde », qu’on l’« observe », on le quitte et la rencontre s’arrête.
Dans la relation thérapeutique cette rupture peut aussi exister ; par exemple, au moment où le thérapeute sent le besoin de fixer son attention sur la pathologie de son client ou sur ses symptômes, il quitte son client, qui instantanément devient un patient. Tout d’un coup, le “ressenti intérieur” devient une observation rationnelle, un diagnostic. La rencontre est brisée. Il en va de même dans la vie quotidienne et dans les relations empathiques informelles, cela risque d’arriver chaque fois que chez l’un ou l’autre des participants, « l’ego » prend le dessus.
Mais tout compte fait, mon jardin me plaisait ! Bien sûr, je vieillissais, mais d’une manière que je ressentais comme agréable. Oui mais… L’empathie est devenu un lourd défi (une provocation même !) le jour où ma femme et moi avons été confrontés à sa maladie il y a dix ans. Depuis, elle vieillit beaucoup plus vite que moi et je la vois s’assoupir de plus en plus, sans émotions ni explications. Dans la panique du début, bien que j’essayais d’être « empathique » envers elle, mon attitude était crispée, ambiguë : je croyais continuer notre relation comme avant, et j’essayais de la comprendre et de l’accepter dans son cadre de référence, bien que celui-ci avait changé et était changeant, mais en même temps, je ne voulais pas la laisser partir… Elle comme moi, nous souffrions.
Au centre de ce problème, se trouvaient bien sûr les attentes envers elle, que je continuais à nourrir mais qu’elle pouvait de moins en moins remplir. Je le savais, et ma tête se forçait à l’accepter, mais chaque fois, à nouveau, je me prenais en faute: je la stimulais, je l’encourageais, nous faisions des projets ensemble… pour ensuite me retrouver irrité et désillusionné. J’avais l’illusion que je me comportais avec empathie, mais mon empathie était devenue de plus en plus conditionnelle ! Devant la réalité de mon épouse, il fallait que je prenne de plus en plus le rôle de son alter ego et d’aide soignant. Alors que je ne me sentais pas prêt du tout, en fait jeté brutalement dans ce rôle, je l’ai accepté ; par amour, par loyauté, au nom de la valeur de notre histoire commune ? Qui sait ? Ce n’était pas facile, mais je n’ai pas réfléchi, je continuais à cultiver mon jardin…
Ce fut le début d’un long processus d’épuration. Mon empathie et mon besoin d’aider se comportaient parfois comme des plaques tectoniques qui s’emboitaient et se court-circuitaient. Autrement dit, sans le cadre protecteur de la relation thérapeutique, mon empathie devenait facilement une compassion sans ressources, une colère impuissante ou un désespoir noir… ou bien les trois à la fois ! Je me cognais et je me rencognais la tête contre la réalité cruelle de sa disparition sans retour, la réalité de mes angoisses, de ma peur pour son avenir.
Heureusement, il y avait mes quelques clients. Avec eux, je pouvais vivre mon empathie comme avant, en toute sérénité, dans le cadre psychothérapeutique familier et sûr. Je m’en nourrissais. Soutenu que j’étais par le contrat client– thérapeute et par nos rôles bien déterminés : un rendez-vous avec un début et une fin, et en plus, le plaisir de faire un bout de chemin ensemble. Ce cadre sécurisant me manquait beaucoup dans mon rôle d’aide-soignant: je le vivais comme une relation d’aide de 24h/24, 7 jours sur 7 ; avec un contrat unilatéral, avec peu de réciprocité, de réflexion ou de contact ; un processus d’adieu interminable, avec chaque jour un peu plus de distance.
Me responsabiliser pour une autre personne allait à l’encontre de mes valeurs comme thérapeute centré sur la personne, et pourtant j’ai dû apprendre à décider pour elle, sans avoir la possibilité de vérifier si c’est ce qu’elle voulait vraiment. Parfois je me sentais en train de vivre deux vies à la fois, la mienne et la sienne ! Plus exactement, la sienne d’abord et ensuite la mienne. Le court-circuit ne se fit pas attendre : je n’arrivais plus à faire la distinction entre le thérapeute et l’aide-soignant. La conséquence fut une tension croissante, une vraie spirale négative. Parfois je vivais cela comme si toutes les certitudes du passé avaient disparues. Je doutais de tout, de l’Approche, de l’empathie, de moi-même. Surtout de moi-même ! Je me sentais coupable, un thérapeute raté. Et il y avait aussi l’entourage qui n’arrêtait pas de poser des questions : comment ? Quand ? Où ? Pourquoi ? Je sentais ces questions comme l’affirmation de l’aliénation dans laquelle je me trouvais parce que je n’avais qu’une réponse : « je ne sais pas ! ».
Où était passée mon empathie d’antan ? Qu’était-elle devenue ? Avait-elle disparue ? Se traduisait elle uniquement en actes de soins? N’était-elle qu’un produit de luxe, une illusion? Que pouvait-elle signifier devant notre relation de souffrance ? En face de cet inventaire, le mot empathie, comme je l’avais compris jusque-là, m’embrouillait: je la ressentais vraiment comme un défi, bien au-delà de mes moyens… En même temps, je me disais que pour mes clients (au moins pour quelques-uns d’entre eux !), cela a bien pu signifier quelque chose, mais pour ma femme, après 53 ans de mariage, je me sentais en échec. Je reconnaissais mes limites ; je les regarde en face… Est-ce là que commence la véritable empathie ?
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L’auteur
Pol VERHELST (1937-2020) est co-fondateur de l’Association Néerlandophone de Psychothérapie Centrée sur le Client. Il est psychologue et travailla à l’Université de Gent (clinique psychiatrique) et dans l’enseignement technique supérieur. Il est également thérapeute ACP, et a longtemps été formateur et superviseur à ACP-France. D’autre part, il est sculpteur.