Résumé
Le rôle de l’agressivité dans le développement et le processus d’auto-actualisation. Pol Verhelst aborde, de manière très personnelle et intime, un sujet peu abordé dans la littérature de l’Approche centrée sur la personne: l’agressivité. Il montre combien l’agressivité (à ne pas confonde avec agression) est utile au développement et à l’existence.
Cet article est inédit. Il a été rédigé par Pol Verhelst à l’occasion du Séminaire expérientiel d’ACP-France, le workshop annuel de 2012.
LE ROLE DE L’AGRESSIVITE DANS LE PROCESSUS D’ACTUALISATION DE SOI
Cet article rédigé en 2012 m’a préoccupé pendant des mois. Chaque fois que je me réveillais la nuit, j’y pensais et dans mon esprit j’écrivais des phrases, des alinéas, des pages… que le matin j’essayais de noter. Mais quand venait le moment de rédiger, je me trouvais devant un amas d’idées, d’hypothèses, de suppositions, des souvenirs aussi, mais dans un désordre complet sans que je puisse y découvrir une structure.
Alors, en désespoir de cause, j’ai essayé de distiller les morceaux qui me semblaient les plus potables … C’est ce que je vous présente ci-dessous. J’ai le petit espoir qu’ils pourraient servir comme repères dans notre processus à la découverte et à l’exploration de notre agressivité.
Cela vous semble bizarre que je dise : « découvrir » et « explorer » notre agressivité ? Pourtant, l’expérience montre que peu de gens sont conscient de leur agressivité. Ils ne connaissent que celle des autres et elle leur fait peur ! En plus, ils confondent facilement « agressivité » avec « agression » ou « violence ».
Il faut parfois des circonstances favorables et un peu de chance pour reconnaître son agressivité : j’étais dans la trentaine et je participais à un groupe de rencontre ACP qui, selon nos facilitateurs, avançait trop lentement. Nous étions : « trop mous, trop aimables » ! Un soir, ils nous offrirent un drink : whisky, vodka, genièvre… Nous trinquions, assis autour d’une petite table. Une réunion informelle. Il s’engagea une discussion. Le ton monta. A un moment, il y a eu un mot, un geste qui m’irrita. J’intervins pour répondre avec véhémence, et je sentis mon irritation qui devenait colère. Elle montait et montait et je me suis senti pris dans un engrenage de violence qui se termina avec un coup de mon poing sur la table devant moi. Résultat : des visages effrayés autour de moi et un poignet douloureux…
DEFINITION DE L’AGRESSIVITE
Il est vrai, le mot « agressivité » a mauvaise réputation : agressivité dans la rue ; agressivité au volant ; agressivité sur le terrain de foot agressivité à la télé ; agressivité dans un groupe de rencontre… C’est pourquoi ce fut une véritable surprise pour moi de trouver que ce mot avec sa racine latine « aggredior/agredior » signifie simplement : « mettre en mouvement, pousser à l’action ».
L’agressivité est une énergie vitale présente chez tout être vivant et de nature neutre. C’est une qualité, une force innée qui pousse à agir, à réagir, à mettre la main à la pâte. Sans agressivité, pas de victoires sportives, pas de réalisations, pas de succès, pas de développement, pas de vie…
Mais le mot « agressivité » évoque aussi la lutte, le combat… C’est un mot qui peut effrayer les gens, de telle sorte que certains préfèrent éviter les conflits et rester au bord de la route…
Quand j’essaye de définir « mon » agressivité et la place qu’elle a occupé dans ma vie, je n’arrive pas à répondre avec ma tête. Et en écoutant mes tripes, mon « gut brain », je ne rencontre pas la sensation d’« agressivité », mais je ressens plutôt une sensation de manque. Comme s’il n’y en avait pas eu ou comme si elle avait été effacée.
Cela a toujours été ainsi. Certes, comme tous les écoliers, j’avais plein d’idéaux et de rêves en tête, mais je ne les réalisais pas : le héros du foot, le bon élève, le premier de la classe, l’athlète ou même le polisson et le clown… tous ces rêves sont restés dans mon imaginaire et ne se sont pas concrétisés.
Pourtant, je ressentais de l’envie quand je voyais mes copains jouer au foot ou se batte… et vaincre ; ou quand ils osaient faire le clown ou qu’ils risquaient un coup d’audace. Je les admirais et je les enviais. Car personnellement, je préférais rester dans mon coin, invisible ! Je me sentais petit, faible, gris… Eux, ils étaient grands, forts, séduisants, mais surtout agressifs ! Et jamais je n’ai fait le lien entre agressivité et énergie. L’agressivité était étroitement liée à des notions comme l’égoïsme, la brutalité, la bravade, l’abus de pouvoir, l’arrogance, la méchanceté… Autant de traits de caractère que de par mon éducation petite-bourgeoise, j’avais appris à détester et à mépriser…
DEVELOPPEMENT DE L’AGRESSIVITE CHEZ L’ENFANT
Dès sa naissance, peut-être même avant, le bébé témoigne d’agressivité, et s’il ne le fait pas, c’est mauvaise signe. Chez les bébés prématurés, cela alertera la sage-femme, le médecin. Agressivité signifie viabilité !
Si tout va bien, l’agressivité du bébé est la garantie que ses besoins seront satisfaits à temps ! Il agit, il pleure, il crie… il gesticule avec ses pieds, ses bras… en un mot, son agressivité le pousse à s’exprimer par tous les moyens : La faim, le mal au ventre, les couches mouillées, l’ennui… La mère comprend son langage. Elle distingue parfaitement le message « faim » du message « mouillé » ou du message « cajole moi »… Sans doute la relation émotionnelle préverbale qui unit la mère et son enfant joue un rôle. En comparaison, la vieille dame, à l’asile, qui a perdu la parole et qui, poussée par son agressivité, fait connaître ses malaises à travers ce même comportement infantile, court un grand risque de ne pas être entendue et au pire de se retrouver avec une camisole de force : « Cela ne se fait pas, grand-mère ! »
Entre ces deux pôles de la vie, se situe la vie active, avec ses processus de développement, de formation, de socialisation, de civilisation, d’actualisation et d’adaptation…
Durant tous ces processus, l’agressivité, qui est plutôt une énergie brute à la naissance, petit à petit se calme, se différencie, se développe. Néanmoins, il reste toujours le risque que, si les circonstances intérieures ou extérieures poussent l’individu à perdre le contrôle, son agressivité sorte avec brutalité et violence. Cet individu peut devenir un danger pour lui-même ou pour les autres ! Mieux vaut être vigilant parce que, comme le mentionne Élisabeth Kübler-Ross, « Chacun porte en soi son petit Hitler ! »
L’agressivité est une énergie innée, mais l’éducation joue un grand rôle dans son développement. Enfant, nous devons apprendre à nous servir de cette source d’énergie, à accepter ses limites et à l’utiliser en accord avec les règles des structures dont nous faisons partie : la famille, l’école, la société… et plus tard, l’entreprise, la belle-famille… jusqu’ à la maison de retraite.
Dans toutes ces domaines de la vie sociale, nous devons trouver notre place. Et même s’il y a une place pour tout le monde, certaines sont plus enviables que les autres… A chaque passage, il y a donc le risque d’une confrontation entre nos besoins personnels et les besoins des autres. Nous avons donc besoin d’agressivité pendant toute notre vie, sauf si, pour l’une ou l’autre raison, nous nous contentons des miettes qui tombent de la table (mais même cette attitude est parfois le résultat de l’éducation que nous avons reçue).
En conclusion, notre agressivité joue un grand rôle dans le succès ou l’échec de nos démarches ; elle détermine en grande partie ce que nous vivons comme la réussite ou l’échec de notre vie.
OU CELA SE GÂTE ?
Mon premier souvenir de cette « énergie qui pousse à l’action » se situe vers l’âge de 3/4 ans. Ma tante Jeanne était religieuse dans l’école maternelle de mon village. C’est là où je commençais ma carrière scolaire en maternelle, chez la sœur Marie-Victoire. Tout au début de l’année, il y avait une leçon de discipline : nous devions nous ranger dans la cour, les petits devant et les plus grands derrières, et nous devions rester silencieux jusqu’à ce que la sœur donnât l’ordre d’entrer en classe, toujours en silence.
Nous attendions avec longtemps car la sœur exigeait un silence absolu. Tout d’un coup, j’aperçus ma tante Jeanne qui entrait dans la cour, et comme je l’aimais bien, mon cœur sursauta, je quittai le rang et couru à sa rencontre en criant : « Tante Jeanne, tante Jeanne ! ». Mais quelle horreur ! Ma tante s’arrêta nette. Elle me fixa d’en haut avec des yeux sévères, et – ce qui fut le plus dur – elle étendit son bras droit, l’index pointé en direction du rang. Tout cela sans un mot ! Je me souviens que je me suis arrêté en état de choc, sans comprendre, et je regagnai ma place dans le rang en pleurant. Sœur Marie-Victoire me réprimanda, les camarades se moquèrent de moi.
Lorsque je suis rentré chez moi, j’étais toujours bouleversé et j’ai raconté à ma mère ma désillusion, ma tristesse, ma colère… Et je lui répétais : « Tante Jeanne n’est pas gentille ! » Mais ma mère riposta en disant : « Comment oses-tu ? Tante Jeanne a raison ! Tu ne peux pas quitter le rang sans autorisation ! A quoi cela ressemblerait si les enfants couraient tout le temps dans tous les sens ? » C’était moi qui avais tort ! Les enfants doivent obéir ! Point final ! J’essayais encore de me défendre contre cette incompréhension et cette injustice, mais mes larmes m’en empêchèrent.
Cette expérience et d’autres du même genre ont pesé sur mon enfance. L’avidité naïve avec laquelle j’étais entré dans la vie et l’enthousiasme avec laquelle j’avais relevé ses défis furent soudainement contrariés et punis par les adultes. Il y a une chose que je ne comprenais pas et que personne ne m’expliquait : on me réprimandait, me punissait, m’interdisait. Mais on ne répondait jamais à ma question : « Pourquoi ? »
Heureusement, les années passèrent et mes cauchemars prirent fin. J’ai réussi à survivre à mes études et mon service militaire. Et puis, une fois adulte, j’ai appris à faire comme tout le monde et à jouer au citoyen adapté. J’étais « normal ». Et je l’étais avec un certain succès ! Apparemment, tout allait bien dans ma vie, certes, sans beaucoup de hauts ni de bas. Il n’y avait pas beaucoup d’énergie et encore moins d’agressivité… jusqu‘à ce soir-là.
AGRESSIVITE ET APPROCHE CENTREE SUR LA PERSONNE
Il y a certainement un lien entre le petit garçon qu’on avait « éduqué » ou plutôt « muselé » et l’adulte qui avait senti le besoin de s’inscrire à ce groupe de rencontre. Mais quand ce soir là, je suis rentré en contact avec mon agressivité, ce fut une immense surprise. Je découvrais un inconnu : je m’étais toujours trompé, je ne me connaissais pas. Je découvrais ma fureur, de la violence… Mais quelle énergie ! Quelle liberté !
Le lendemain, je ne savais pas très bien comment me tenir. Je me sentais gêné et prêt à m’excuser. J’avais tendance à cacher ma main qui bleuissait de plus en plus. En même temps, je remarquais que je respirais plus profondément et que je me sentais remarquablement calme, grand, libéré, fort…
Après quelques hésitations, mes collègues qui avaient été témoins de cette « scène hystérique » racontèrent comment ils l’avaient vécu. Leur premier feedback me mis mal à l’aise : ils avaient vite compris que la discussion n’avait été que l’étincelle qui avait allumé quelque chose et que ma colère ne s’adressait pas à eux. Mais cela n’empêchait pas qu’ils s’étaient sentis terrifiés durant un moment par cette éruption d’énergie inattendue et sans cause visible.
Puis, ils m’ont aidé à explorer ce qui s’était passé. En résumé : je crois que ce soir là, en me contrôlant moins que d’habitude à cause de l’alcool, agacé par les critiques des facilitateurs, me sachant en sécurité grâce à la présence du groupe, j’ai inconsciemment accepté l’invitation pour descendre dans mon gouffre intérieur où j’avais stocké depuis toujours toute l’agressivité que je n’avais jamais osé vivre et que j’avais toujours niée ou simplement avalée.
Pendant le reste de la semaine, mon euphorie continua. Je sentais je renaissais. J’avais la sensation de sortir de la masse. Je me sentais à nouveau visible. J’avais à nouveau une voix et je pouvais dire « oui », ou « non » comme je le voulais.
Après cette intense expérience de groupe, j’ai ressenti le besoin d’approfondir ma relation avec mon agressivité. Je sentais que je ne devais pas m’installer de l’autre coté du curseur et devenir « un agressif » et de ne pas me laisser envahir par la vengeance (toutes ces années perdues ! mais à qui la faute ?).
J’avais en quelque sorte à faire le ménage de toutes ces expériences funestes du passé. Il fallait les remettre à leur place. Je n’avais pas grandi dans le vide, mais dans une société où les idées fascistes flottaient dans l’air. Puis il y avait la guerre, la vie était encore plus dure, les adultes se battaient pour survivre : « Est-ce qu’on aura à manger demain ? ». La peur régnait et l’enfant était souvent un boulet à trainer. Parents et éducateurs étaient le produit de leur époque. Ils avaient fait ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils croyaient juste. Je ne leur reproche plus mes blessures ni mes cicatrices…
Ces réflexions m’aidèrent, et je sentais mon irritation et mon amertume se dissiper. Je pouvais enfin regarder mon enfance et mon adolescence en face : c’était ce que c’était, rien de plus, rien de moins. A moi l’avenir, ma vie, mon énergie !
Il me restait à apprivoiser mon agressivité, à ne plus la négliger ou la nier comme dans le passé, mais à la gérer consciemment et à l’utiliser à mon profit. Mais avant tout, j’avais à me libérer de ma peur de l’agressivité des autres. Une peur qui m’avait longtemps paralysé dans le passé. Cette peur est bien ancrée et je n’avance que lentement. Mais j’avance ! J’apprends pas à pas à écouter l’agressivité de l’autre sans me sentir en danger, menacé ou attaqué. Même quand je me sens insulté, j’arrive à entendre les insultes comme l’expression de son état d’âme, non pas du mien ! Ma tête en est déjà convaincue, mais malheureusement, mes tripes ne suivent pas toujours…
Et puis je j’ai compris que je ne devais pas tant m’occuper de « mon agressivité » mais de toute ma personne ; que si mes mots sont en harmonie avec ce que je ressens (« Non ! Je ne veux pas que tu fumes dans ma voiture !», « Cela m’irrite que tu arrives en retard ! », « Je veux que nous nous arrêtions à Limoges. »), ils n’ont rien de menaçant ou et ne sont pas non plus une attaque. Plus tard, j’ai découvert que cette harmonie s’appelle aussi congruence.
L’auteur:
Pol Verhelst (1938-2020) est né à Bruges en Belgique. Il était psychologue clinicien (Université de Gand) et psychothérapeute dans l’Approche centrée sur la personne et a facilité de nombreux groupes de formation à l’ACP en Europe, notamment au PCAII et à ACP-France où il fut membre du staff et superviseur durant de nombreuses années. Il a longtemps enseigné la psychologie à des jeunes et a travaillé en clinique psychiatrique. Très engagé dans l’ACP, il est membre fondateur de l’Association l’association de psychothérapie centrée sur le client en Flandre (Belgique). Pol était aussi un artiste, sculpteur et amoureux de Brassens.
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